Lintérêt avec lequel sont suivis les soubresauts quotidiens de la crise semble avoir détourné lattention de lanalyse des tendances longues. Ainsi, deux rapports qui viennent dêtre publiés presque simultanément par le BIT et par lOCDE[1] sont passés relativement inaperçus alors quils fournissent pour la première fois une information systématique sur lapprofondissement des inégalités observé depuis une vingtaine dannées à léchelle mondiale.
Venant du BIT, une telle préoccupation nest pas surprenante et le rapport établi par cette organisation prolonge et approfondit des travaux quelle avait menés antérieurement. En revanche, le fait que lOCDE choisisse de mettre laccent sur le thème des inégalités et de la pauvreté est inattendu. Il mérite réflexion. Nous prendrons comme point de départ le rapport du BIT qui couvre un échantillon de pays plus large que celui de lOCDE et qui pousse plus loin lanalyse des facteurs explicatifs. Nous verrons ensuite quels compléments peuvent être tirés du rapport de lOCDE et quelle signification lui accorder.
Le rapport du BIT
Lanalyse porte sur la période 1990-2005 et couvre 73 pays pour lesquels des informations statistiques ont pu être recueillies. Ces pays sont répartis en sept zones géographiques : économies avancées[2], Europe centrale et orientale (PECO), Asie et Pacifique, Amérique latine et Caraïbes, Moyen-Orient, Afrique du Nord, Afrique sub-saharienne.
La méthode
Lapport méthodologique le plus original est la construction dun modèle économétrique qui met en relation la variable à expliquer, cest-à-dire le niveau des inégalités, et différentes variables explicatives que propose la théorie économique[3].
Le niveau des inégalités est mesuré par le coefficient de Gini qui indique lécart entre la répartition des revenus observée et une répartition rigoureusement égalitaire[4].
Les variables explicatives potentielles sont réparties en trois groupes principaux.
· Variables mesurant la globalisation :
- échanges extérieurs commerciaux (poids dans le PIB et tarifs douaniers),
- flux financiers (poids des investissements directs étrangers et degré de contrôle sur les capitaux).
· Autres variables économiques :
- degré de développement du marché du crédit,
- part des nouvelles technologies[5] dans les investissements,
- niveau de formation de la population adulte.
· Variables caractérisant les « institutions du travail » :
- le taux de syndicalisation,
- la structure de la négociation collective (degré de coordination),
- la législation du travail (mesurée par la ratification et le respect des conventions internationales de lOIT).
Les résultats
Un premier résultat important est que les variables explicatives pertinentes ne sont pas les mêmes selon quil sagit de rendre compte des évolutions dans le temps ou des différences de niveau entre pays pour une période donnée.
Évolutions dans le temps
La part des salaires dans le revenu national diminue dans 51 des 73 pays étudiés ; par exemple, elle perd 9 points en moyenne dans les économies avancées. Linégalité des revenus entre ménages augmente dans deux tiers des pays.
Pour les 51 pays couverts par le modèle économétrique, les évolutions des « institutions du travail » ne sont pas liées significativement[6] à celles des inégalités. Donc les changements dans la force syndicale ou la législation du travail nexpliquent pas lévolution des inégalités depuis 25 ans[7]. En revanche, deux corrélations positives apparaissent entre les inégalités et les variables économiques.
- La corrélation la plus forte et la plus robuste sobserve avec laccroissement du poids des investissements directs étrangers. On peut expliquer une telle liaison soit par lhypothèse que ces investissements élargissent un secteur relativement privilégié au sein de léconomie nationale, soit par lhypothèse que la volonté dattirer ces investissements engendre des politiques budgétaires et fiscales amplificatrices des inégalités internes[8].
- Une seconde corrélation apparaît entre les inégalités et la part des nouvelles technologies dans les investissements. Lhypothèse explicative est que la croissance des inégalités est ici provoquée par celle de la demande dune main-duvre qualifiée relativement rare et mieux rémunérée.
Dans la limite des informations statistiques disponibles et de la pertinence des méthodes économétriques utilisées, la conclusion est donc que la croissance des inégalités à léchelle mondiale nest pas liée à lévolution des institutions qui assurent la régulation du rapport salarial, mais aux interactions entre un phénomène principal de globalisation (ou mondialisation, ou internationalisation) des investissements et un phénomène complémentaire délargissement de la place des nouvelles technologies.
Comparaisons entre pays
Si lon compare pour une période donnée le niveau des inégalités entre pays, alors les « institutions du travail » deviennent les seules variables explicatives au travers principalement du taux de syndicalisation et, de manière complémentaire mais moins robuste, du degré de coordination des négociations collectives (les deux coefficients de corrélation sont négatifs)[9]. En fait, ces indicateurs ne sont que des représentations partielles dun phénomène global que les auteurs appellent power of organized labour (le pouvoir des travailleurs organisés). Une autre manifestation en est fournie par le poids du welfare state qui peut être mesuré par limportance des dépenses publiques : on observe aussi une forte corrélation négative avec les inégalités.
Cependant, si ces variables ont une forte valeur explicative aussi bien pour les périodes 1978-1989 que 1990-2002, leur efficacité pour réduire les inégalités diminue sensiblement entre la première et la seconde période[10]. Lhypothèse proposée par les auteurs est que les syndicats, qui sont de plus en plus fortement soumis aux pressions du marché, ont vu se réduire leur capacité ou leur volonté dintroduire dans les négociations collectives des objectifs de réduction des inégalités. Pour lEurope, ils soulignent que les « pactes sociaux » conclus dans de nombreux pays au cours des années 1990 étaient dominés par des objectifs de compétitivité internationale (réduction du coût salarial et des déficits budgétaires). Linfluence syndicale sur la réduction des inégalités ne se manifesterait plus désormais dans la négociation des salaires directs, mais seulement dans leur capacité de défendre des politiques publiques redistributives, principalement dans le domaine de la protection sociale.
Remarque finale
Le rapport constate labsence de lien entre le taux de création demplois et lévolution des inégalités dans les différents pays. Il émet lhypothèse que leffet potentiellement positif de la création demplois sur la réduction des inégalités a été compensé par leffet contraire exercé par la croissance de la part des emplois atypiques. Labsence de statistiques internationalement comparables a empêché lintroduction de cette variable dans le modèle explicatif.
Le rapport de lOCDE
Si, par les résultats quil apporte, le rapport de lOCDE constitue dabord un complément utile à celui du BIT, son intérêt principal réside dans le message quil contient et auquel lOCDE ne nous avait pas habitués.
Des résultats complémentaires
Dune certaine façon, le rapport de lOCDE est plus limité que celui du BIT :
- il ne couvre que les pays membres cest-à-dire principalement les économies capitalistes avancées[11],
- il ne présente que des résultats de statistique descriptive alors que lOCDE est usuellement friande déconométrie.
En revanche, pour les pays membres, lOCDE dispose dune information statistique comparable beaucoup plus riche (30 pays entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 2000) que celle qua pu rassembler lOIT à léchelle mondiale. Lanalyse des interdépendances entre les différentes manifestations des inégalités et de la pauvreté est donc plus poussée.
· Au cours des 20 dernières années, les inégalités de revenu ont partout augmenté, sauf dans trois pays (Espagne, France, Grèce).
· La principale cause daccroissement des inégalités de salaire se situe sur le marché du travail. Elle est liée aussi bien au creusement de lécart entre les taux de salaire en équivalant plein temps quà la croissance des emplois précaires, atypiques ou informels. Pour lessentiel, les inégalités se sont creusées entre, dune part, les très hauts salaires et, dautre part, les salaires moyens ou faibles.
· La correspondance entre inégalités de salaire et pauvreté est complexe car elle dépend de plusieurs facteurs, notamment du nombre dapporteurs de revenu dans un ménage. Les situations sont, sur ce point, très différentes selon les pays.
· Les inégalités sont amplifiées lorsquon prend en compte les revenus du travail indépendant et, surtout, les revenus du patrimoine qui, comme les patrimoines eux-mêmes, sont répartis de manière beaucoup plus inégalitaire.
· Les prestations sociales et, plus encore, les services publics sont des moyens efficaces de réduction des inégalités de conditions de vie.
· La persistance dans la pauvreté[12] est la plus forte dans les pays où la pauvreté est la plus grande. De même, la probabilité pour un descendant davoir un revenu plus élevé que son ascendant est plus faible dans les pays où linégalité est la plus forte : il y a transmission intergénérationnelle des inégalités[13].
Un message surprenant
Où peut-on lire les phrases suivantes ?
« La seule façon durable de réduire les inégalités est de mettre fin à la tendance sous-jacente au creusement des écarts sur le plan des salaires et des revenus du capital »
« Rien ne garantit que plus demplois diminue le nombre de pauvres »
« Limpact de la fiscalité et des prestations, sur la pauvreté comme sur les inégalités, sest réduit, au cours des dix dernières années, dans de nombreux pays de lOCDE »